« La diffusion de plus en plus capillaire du paradigme de l’économie civile sera un phénomène naturel et se produira avant tout grâce à la poussée des gens. Après tout, le processus est déjà en cours, la situation est devenue insoutenable et l’échec des « anciens » modèles dominants dans le passé est visible pour tous ». Stefano Zamagni – professeur titulaire à l’université de Bologne, président de l’Académie pontificale des sciences sociales et l’un des « pères » de l’économie civile – est convaincu que « sa créature » est en passe de s’imposer de plus en plus dans un avenir proche comme un nouveau modèle de développement durable et inclusif. Aujourd’hui, à l’occasion du 80e anniversaire du professeur Zamagni, le 4 janvier, un événement festif aura lieu à l’École d’économie civile de Loppiano pour rappeler les étapes qu’il a franchies de 1997 à aujourd’hui, lorsque, en réorganisant les livres de la bibliothèque universitaire qui se trouvaient dans son bureau, une ancienne édition des « Leçons d’économie civile » d’Antonio Genovesi est tombée entre les mains de Zamagni. À ce moment-là, une ampoule s’est allumée et un chemin d’étude et de recherche a commencé, qui a contribué à la diffusion du paradigme de l’économie civile au niveau national et international : « Nous avons parcouru un long chemin depuis lors », dit Zamagni, « maintenant, parler d’économie civile n’est plus un objet de honte. Au contraire, comme le démontre le mouvement « Économie de Francesco », la transformation est en cours et ne peut être arrêtée ».
Professeur, comment expliquez-vous l’accélération de cette révolution ?
Parce que le paradigme de l’économie politique, qui s’oppose au paradigme de l’économie civile, s’est révélé incapable de tenir ses promesses. Trois promesses en particulier n’ont pas été tenues. La première était l’échec de la effet de retombée, ou l’effet de ruissellement, qui soutient que l’octroi d’avantages aux plus riches profiterait automatiquement aux plus pauvres. Au lieu de cela, c’est exactement le contraire qui s’est produit : au cours des 40 dernières années, nous avons assisté à une augmentation du revenu mondial et, dans le même temps, à une croissance endémique des inégalités sociales. La deuxième promesse non tenue concerne l’environnement, car l’économie politique, ayant confondu le concept de croissance avec celui de développement, a été l’une des causes concomitantes de la dégradation de l’environnement à laquelle nous devons faire face aujourd’hui. Enfin, la troisième promesse non tenue est le « paradoxe du bonheur ». En 1974, Richard Easterlin a constaté empiriquement qu’au-delà d’un certain seuil de revenu par habitant, toute augmentation supplémentaire de ce revenu, au lieu d’accroître ou de stabiliser le niveau de bonheur individuel, le fait diminuer. L’argent contribue donc beaucoup moins au bonheur que ce que le courant économique dominant a été amené à croire pendant des décennies, parce que, dans le sillage de la pensée utilitariste, il a confondu bonheur et utilité.
Parmi les principaux objectifs de l’économie civile figure la recherche du bien commun. Pourquoi l’ancien paradigme a-t-il également échoué dans ce domaine ?
Parce que le but ultime de l’économie politique était de maximiser le bien total. Alors que le bien total peut être métaphoriquement rendu par l’image d’une somme dont les sommets représentent les biens des individus (ou des groupes sociaux qui composent la société), le bien commun est plutôt assimilé à une multiplication dont les facteurs représentent les biens des individus (ou des groupes). Dans le cas d’une addition, si même certains des éléments s’annulent, la somme totale reste toujours positive. Dans un produit, par contre, l’annulation d’un seul facteur remet tout le produit à zéro. Un milliard d’euros multiplié par zéro donne zéro, tandis qu’un milliard d’euros ajouté à zéro donne toujours un milliard d’euros. La logique du bien commun, en somme, ne permet pas la substitution ou le sacrifice du bien de quelqu’un pour améliorer le bien d’un autre. Le concept crucial est que chacun doit participer au développement, dans des proportions différentes bien sûr, mais sans exclusion. Il faut également garder à l’esprit qu’avec les progrès de l’intelligence artificielle et la quatrième révolution industrielle, la proportion d' »improductifs » va augmenter. Peut-on alors envisager de les écarter du train du développement en leur accordant des dispositions de type social ?
Que manque-t-il encore pour une diffusion plus large du paradigme économique de l’économie civile ?
Il faut dire qu’il y a des signes encourageants : à la Sec (École d’économie civile), les demandes de participation aux cours et débats organisés pour former des « économistes civils » ne cessent d’augmenter. Le processus a également commencé dans le reste du monde : de l’Europe aux États-Unis. À Harvard, par exemple, un centre de recherche, le Programme d’épanouissement humain, qui étudie les questions d’épanouissement humain selon des méthodes et une logique très proches de celles de l’économie civile. En Italie, une étape nécessaire à franchir, par exemple, serait d’introduire de manière généralisée des cours d’économie civile dans le système universitaire. Quelques cas isolés, comme celui du soussigné à Bologne ou celui de Luigino Bruni à l’université Lumsa de Rome, ne peuvent suffire. Il appartiendra ensuite aux étudiants de décider du programme et de l’offre de formation qu’ils préfèrent suivre, mais ils doivent avoir la possibilité de choisir. Ce qui est pour le moins surprenant, si l’on considère que le paradigme de l’économie civile est né en Italie (Naples et Milan) dès 1753.
À votre avis, compte tenu des défis de notre époque, quels seront les principaux domaines d’intérêt de l’économie civile dans un avenir proche ?
À moyen et à court terme, des évolutions interviendront dans différents domaines. Je vais en mentionner quelques-uns. Il y a certainement du travail à faire pour changer la conception du travail. La question du « travail décent », c’est-à-dire un travail qui n’humilie pas et respecte la dignité de la personne, doit être placée au centre. Il ne suffit pas de parler de travail « équitable ». Le deuxième point est de fournir une réponse solide et raisonnée à la position transhumaniste, financée par les géants de la haute technologie, qui propose non pas tant l’amélioration que le dépassement de ce qui est humain dans l’homme. Le projet à opposer avec force à cette thèse est le projet « néo-humaniste », qui est également soutenu par l’Église et dont le berceau est précisément l’Europe. C’est pourquoi l’Union européenne devrait y consacrer plus d’attention et de ressources. Enfin, l’économie civile ne peut ignorer la question de la paix. Je ne fais pas seulement référence à la guerre russo-ukrainienne, mais à plus de 150 conflits en cours ou du moins non résolus dans le monde. Si l’on veut vraiment garantir la paix, il est nécessaire de construire des institutions de paix, et parmi celles-ci, les institutions de nature économico-financière sont celles qui méritent la priorité absolue. Dans deux mois, l’Académie pontificale des sciences sociales organisera au Vatican une conférence intitulée « Colonialisme, néocolonialisme, paix », précisément pour discuter de ces sujets. Ce sera une occasion précieuse de relancer le multilatéralisme et de proposer des lignes d’action pour transformer le mode de fonctionnement de nombreuses instances internationales.